Revue espérance n°1 : le véganisme est-il libéral par naissance ?

Au sein du courant animaliste, le refus de consommer des produits issus des animaux, peu importe leur forme, conduit à distinguer le véganisme de l’antispécisme. Au moment où l’individualisme tient du dogme et le néolibéralisme s’ancre profondément dans la société, la sensibilité à la « cause animale » devient un véritable débat de civilisation. Il nous faut alors poser la question : le véganisme est-il libéral ou pas ?

Le mode de consommation végane actuel colle parfaitement au système capitaliste. N’assistons-nous pas alors à une marchandisation de l’antispécisme ?

Le véganisme — qui s’apparente plutôt à un mode de vie — est une philosophie assez passive qui vise à donner bonne conscience à celles et ceux qui la pratiquent. Nous approchons le cadre de la morale. Comment se faire une idée de cette dernière puisqu’elle est proprement subjective ? Elle dépend de l’idéologie dominante, de l’individu et des effets de l’environnement qui s’exercent sur lui. On ne peut donc quantifier cette morale. Toutefois, il existe des tabous dans la société qui sont considérés comme bons ou mauvais. Ainsi se donner « bonne conscience » implique de facto que la personne sait que ses pratiques quotidiennes ne collent pas à la morale. Cette logique, qui n’est plus basée sur la raison et le matérialisme didactique, débouche — à partir d’un cadre sentimental — sur une sophistique typiquement réactionnaire et conservatiste.

Pour parvenir à un monde sans oppression, la lutte doit s’inscrire dans un cadre dynamique. Elle doit s’opposer à la passivité. Le combat peut prendre des formes diverses comme des manifestations, des rassemblements ou encore des attaques directes contre les symboles du spécisme que sont les boucheries, les poissonneries, les élevages d’animaux engraissés pour leur viande, pour la production de lait, pour la fourrure ou encore les abattoirs.

Certaines de ces actions reçoivent parfois un traitement très important de la part des médias mainstream. Elles créent des controverses passionnées qui peuvent déboucher sur des procédures judiciaires. Ces mêmes médias et le pouvoir en place ont tôt fait de considérer les militants antispécistes comme de dangereux activistes radicaux voire des terroristes. La criminalisation de la lutte antispéciste prouve qu’elle est en avance sur son époque ; elle permet de montrer qu’il existe une opposition franche et farouche au spécisme ambiant.

Le combat fait des militants des personnes qui refusent d’être observatrices de la société macabre dans laquelle nous vivons. Sortir du système spéciste et du sexospécisme implique de mettre en contradiction celles et ceux qui restent pacifiques et spectateurs. Le spécisme n’est pas une société du spectacle, mais une société profondément criminelle.

Dans l’industrie laitière, les animaux ont des conditions de vie particulièrement difficiles. Les femelles y sont inséminées à la chaîne sans leur consentement afin de donner naissance continuellement à des veaux, des agneaux, des chevreaux, etc.

Leurs sécrétions mammaires sont récoltées afin de satisfaire un marché colossal. L’industrie du lait génère un chiffre d’affaires d’environ 30 mds d’euros par an [1]cf. http://www.filiere-laitiere.fr/fr/chiffres-cles/filiere-laitiere-francaise-en-chiffres. Cela la situe à la deuxième place de l’industrie agroalimentaire [2]idem.

Pour la France, le savoir-faire en matière de fromages est reconnu à l’international. Il en existe des centaines de variétés avec différentes AOP (Appellation d’Origine Protégée) et AOC (Appellation d’Origine Contrôlée). Pour les fabriquer, outre le lait, les exploitants utilisent pour la plupart de la présure. Cette dernière est un coagulant extrait de la caillette (il s’agit du quatrième estomac des jeunes ruminants âgés de huit à dix jours — autant dire que ce sont encore des bébés). 

Les végétariens, sans le savoir — ou sans aucun état d’âme —, participent donc au marché de la viande, alimenté en premier par les vaches de réforme et leurs bébés.

Dans tous les cas, ce qu’endurent les femelles utilisées pour l’industrie du lait relève de la torture. À la naissance, les éleveurs séparent quasi immédiatement la mère de son petit afin que ses sécrétions soient réservées à l’homme. Nombreux sont les animaux qui éprouvent le sentiment maternel. Le déchirement dû à la séparation mère-enfant est toujours occulté par l’industrie laitière. Bien que ce rapt répété à chaque mise au monde soit un abominable supplice, le prix du lait reste bas alors que l’enlèvement d’un enfant à sa mère n’a pas de prix.

Le lait que les femelles produisent est immédiatement aspiré par les trayeuses pour satisfaire le besoin artificiel des êtres humains. Lorsqu’elles commencent à se tarir — c’est-à-dire qu’elles ne sécrètent plus assez de lait pour être « rentables », vers l’âge de 5 à 6 ans —, elles sont envoyées à l’abattoir. Cette exploitation qui s’est amplifiée et a été rationalisée après la Seconde Guerre mondiale prend une ampleur sans précédent. Des fermes-usines — soutenues par la Politique agricole commune imposée par l’Union européenne — comme celle des mille vaches ou celle des dix mille cochons fleurissent un peu partout. Malgré le rejet de la population, ce phénomène s’intensifie de façon très importante, notamment au Royaume-Uni et en Allemagne. 

Le mouvement végane malgré son développement exponentiel ces dernières années n’arrive pas à endiguer l’exploitation des animaux. En s’inspirant des thèses classiques en économie de Jean-Baptiste Say qui affirme que l’offre crée la demande, on peut dès lors se poser la question de la variation de l’offre dans la question de la demande. Le marché dans un cadre de concurrence libre et non faussée s’adapte à la demande dans la théorie. Dans les faits, les éleveurs continuent à produire la même quantité de marchandises que par le passé. Un recul de la demande de matières animales pourrait créer in fine une baisse du prix des produits et les rendre plus attractifs. On s’aperçoit donc que le véganisme n’a aucun effet sur l’élevage, les mises à mort, la transformation, etc.

Les actions radicales exercées par les activistes antispécistes mettent la société face à ses propres contradictions. Le but étant de casser le dogme spéciste.

Les fables du changement par la consommation trouvant un écho grandissant dans les courants réformistes, on n’y rencontre aucune volonté de reconsidérer la raison principale qui a fait le lit du spécisme : à savoir le capitalisme. Le pacifisme prôné par le véganisme ne remet pas en cause ce qui a poussé les êtres humains à exploiter de façon massive et industrielle les autres animaux. N’oublions pas que la mécanisation du travail, sa segmentation et les cadences imposées sur les chaînes des abattoirs de Chicago dans les années 1900 ont donné naissance au Fordisme. La vie économique actuelle résulte fidèlement du modèle appliqué à l’exploitation des animaux depuis le début du siècle dernier ((lire sans faute La jungle d’Upton Sinclair)). Sans une remise en question profonde de la façon dont nous produisons et consommons, nous poursuivrons cette démarche productiviste.

Le légalisme s’inscrit inexorablement dans un contexte où la bourgeoisie a le monopole des outils législatifs. Les produits véganes doivent donc se conformer aux différents lois et règlements en vigueur.

Les différentes corporations agroindustrielles [3]on pourra citer la FNSEA et la CR, disposant d’un outil de lobbying très puissant, font pression sur le gouvernement et les élus pour que rien ne change. La dernière loi sur l’alimentation en est la preuve. Le gouvernement a tout fait pour protéger le statu quo en soutenant les agriculteurs notamment à travers différentes aides fiscales. Tous les amendements allant vers une amélioration du bien-être animal — même minime — ont été rejetés de façon systématique. Le légalisme a atteint ses propres limites. Tant qu’un gouvernement n’intégrera pas la question de l’antispécisme dans son programme, il mettra en œuvre des mesures en faveur de l’agrobusiness et des élevages industriels ou familiaux.

Toutefois, sans un changement de la manière dont nous considérons le mode de fonctionnement d’une société, nous irons de toute manière droit dans le mur. Les questions écologiques abondent largement les questions du véganisme et les véganes ont raison. Or, le raisonnement écologiste impose une rupture avec le mode actuel. La remise en cause du néolibéralisme semble primordiale pour surpasser les contraintes d’une époque. Nous ne pouvons continuer à vivre dans une économie où les richesses naturelles s’épuisent de plus en plus. Chaque année, nous consommons plus que ce que la Terre a de ressources à nous offrir et chaque année, nous le faisons plus tôt…

Dans les produits se substituant à la viande et au lait, le soja arrive en première position. Cela pose un problème fondamental. Il ne s’agit pas ici de critiquer les OGM puisqu’il faudrait en faire tout un article pour différencier les bons OGM des mauvais OGM. En ce qui concerne le soja, nous avons souvent des gènes qui obligent à mettre davantage de pesticides que dans la variante biologique (même s’il faut reconnaître qu’il existe des pesticides biologiques). On constate que l’influence carbone de ces souches est très importante tant pour les écosystèmes, que pour le dérèglement climatique, mais aussi pour la santé de l’être humain. Il serait donc préférable de privilégier des produits biologiques et locaux (afin de limiter le transport de marchandises).

Cependant, on sait qu’il existe un vaste gaspillage puisque près d’un tiers des aliments produits est jeté à la poubelle. En d’autres termes, nous achetons beaucoup plus que ce que nous pouvons consommer. Sans produire plus, nous pourrions donc nourrir l’ensemble de la population. Mieux, nous pourrions nourrir jusqu’à 15 mds d’habitants alors que la planète n’en compte que 7,5 actuellement [4]« Malheureusement, oui, dans bien des cas. Pourtant, nous vivons dans un monde qui, si l’on gérait adéquatement nos ressources, pourrait nourrir pratiquement deux fois la population de la … Continue reading. Les famines sont les conséquences de mauvaises décisions géopolitiques. C’est certain, nous produisons beaucoup plus que ce que nous pouvons consommer. Toutefois, le rationalisme dans une société capitaliste n’existant pas, la situation ne peut que perdurer dans le temps. En somme, le productivisme et la surconsommation restent les fléaux d’une société où l’offre guide l’ensemble de nos besoins. Dans une telle société, le marketing est primordial pour les entreprises puisqu’il permet la création de besoins de façon artificielle. Mais cela reste superflu par rapport à ce qui nous est réellement nécessaire.

Cela s’intègre dans un marché en plein développement. Pour que le consommateur passif s’oriente vers des produits, il doit alors faire ses propres recherches sur internet. Il y a ceux qui s’en tiennent aux produits végétaux les moins transformés qui soient et qui ne sont aucunement attirés par les substituts aux produits issus des animaux et les autres qui préfèrent s’alimenter de ces succédanés. Pour que le consommateur puisse s’y reconnaître, un certain nombre d’organismes — agissant sous la forme d’associations ou d’entreprises — délivrent différents labels. Parmi eux, on pourra retenir celui de la Vegan Society datant de 1944 ou encore Expertise Végane Europe (EVE) créé en 2015. Tous répondent à des cahiers des charges assez stricts. Malheureusement, il n’existe aucune certification universelle obligatoire et chaque industriel peut estampiller sa fabrication du logo qu’il veut. De nombreux produits qui se définissent comme véganes n’apportent aucune certitude au client de la véracité de ce qui est avancé. Tout cela ne peut qu’induire le doute chez le consommateur perdu dans cette forêt de labels. Un important effort reste à réaliser afin de mutualiser les différentes normes pour parvenir à une certification universelle sûre et indubitable ; ce qui éclairerait le consommateur dans ses choix et lui permettrait de retrouver pleinement confiance dans les produits qu’il achète. L’essence même du capitalisme étant la concurrence et non la coopération, si les gouvernements ne l’imposent pas à l’échelle planétaire, cette certification unique et généralisée ne verra sans doute jamais le jour… Pourtant, ce logo commun à tous les produits véganes témoignerait d’une rupture assez nette avec l’esprit de compétition et mettrait en avant le regroupement des différents acteurs sous un seul et même cahier des charges.

Penser le consommateur comme l’élément déclencheur de cette vague révolutionnaire revient à mettre l’individu au cœur de ce changement. Certaines personnes n’hésitent pas à utiliser le néologisme « consomm’acteur » pour souligner que le choix d’agir par le biais de la consommation est un geste qui relève de l’activisme. Cette société prônée par les véganes est donc fondée sur l’action individuelle des personnes. Cet individualisme approche la définition assez classique du libéralisme comme la suggérait Adam Smith ou encore Ricardo. La dimension capitaliste du véganisme s’accommode parfaitement bien des différentes réformes instaurées par le gouvernement pour tendre vers un modèle toujours plus libéral et plus individualiste. De nombreuses entreprises ont compris d’ailleurs que le véganisme pouvait être une source de profits très importante. Leur conversion vers le modèle végane ne remettra pas pour autant en cause le fondement de la société, à savoir le capitalisme.

Comme nous venons de le démontrer, le véganisme est tout à fait compatible avec le capitalisme et son idéologie dominante du moment : le néolibéralisme. Voilà donc les contradictions de ce mouvement qui se veut respecter les animaux, mais qui soutient tout de même par son consumérisme l’exploitation des êtres humains — des animaux eux aussi. Le véganisme a donc atteint ses propres limites en matière de développement intellectuel. Sans la mise en place de la déconstruction de façon méthodique du capitalisme, nous serons toujours dans une étape où l’exploitation des êtres vivants perdurera. L’éthique vis-à-vis des animaux ne suggère pas pour autant qu’il y ait une éthique vis-à-vis du travailleur. Il est fort probable que les conditions des salariés dans les entreprises véganes soient les mêmes que dans les autres entreprises. L’oppression des êtres humains entre eux est née de l’oppression exercée sur les animaux. On ne peut défendre les droits des animaux sans défendre le droit des travailleurs. L’exploitation entre les êtres humains reste le fruit de la logique capitaliste.

Les conditions de travail, ces dernières années, se sont particulièrement dégradées à la suite des différentes réformes d’assouplissement de la législation censée protéger les travailleurs. Il faut rendre toujours plus compétitives les entreprises et accentuer l’attractivité des territoires, voilà ce qu’on entend du matin au soir. Il est à noter que quelques courants antispécistes anarchistes se sont mobilisés contre ces contre-réformes.

Pour sortir de l’exploitation de l’être vivant, il faudra sortir de celle des êtres humains et a fortiori du capitalisme. Cela pourra prendre plein de formes différentes. De nos jours, l’effondrement du capitalisme en tant que modèle économique n’est plus une vue de l’esprit notamment en raison des effets dévastateurs qu’il crée sur la planète. Les civilisations dans lesquelles les minorités s’enrichissaient aux dépens de la majorité se sont toujours effondrées dans l’histoire.

Nous sommes la seule espèce à nous auto-exploiter afin que les efforts fournis par l’immense majorité profitent à une minorité. Dans les organisations sociales des fourmis, des abeilles ou encore des termites, si la division des tâches existe, les insectes travaillent pour le bien de leur fourmilière, de leur ruche ou encore de la termitière. Dans le cadre de la contre-révolution néolibérale, nous ne travaillons plus pour le bien de la société, mais d’abord pour le bénéfice de quelques-uns qui s’enrichissent de notre labeur. Les réformes se succèdent sous prétexte de progrès, alors qu’il s’agit en réalité d’une grande vague conservatrice souhaitant marchandiser l’ensemble de notre vie. La notion de bien commun s’est dissoute progressivement dans un ultralibéralisme qui oppose les personnes et où l’idée de travailler pour la collectivité a totalement disparu.

 

References

References
1 cf. http://www.filiere-laitiere.fr/fr/chiffres-cles/filiere-laitiere-francaise-en-chiffres
2 idem
3 on pourra citer la FNSEA et la CR
4 « Malheureusement, oui, dans bien des cas. Pourtant, nous vivons dans un monde qui, si l’on gérait adéquatement nos ressources, pourrait nourrir pratiquement deux fois la population de la planète. On produit l’équivalent de 4 500 kcal par personne et par jour. C’est deux fois plus que les besoins journaliers de 7 milliards d’habitants… », cf. https://www.lepoint.fr/environnement/nous-pourrions-nourrir-deux-fois-la-population-mondiale-et-pourtant-09-09-2014-1861529_1927.php
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