Revue Espérance n° 1 : Antispécisme ?

L’un des grands défis du XXIe siècle ne semble pas respecter l’esprit du néokeynésianisme. La Politique Agricole Commune orchestrée par l’Union européenne poursuit l’industrialisation de l’agriculture au travers d’aides publiques comme celles accordées la ferme usine des 1 000 vaches dans la Somme. Ce modèle s’inspire de l’exemple low-cost largement implanté chez nos voisins allemands. Les animaux réduits à l’état d’esclaves et sans accès à la lumière du jour se retrouvent dans des supermarchés discount ou hard discount tels Lidl ou Aldi. Les prix relativement bas qui y sont pratiqués attirent les classes paupérisées. Il s’agit d’un modèle basé sur l’exploitation des animaux et des êtres humains pour dégager le maximum de bénéfices. En 2015, la multinationale Lidl a généré près de 1,1 Md d’euros de bénéfices.

Concomitamment, une agriculture biologique a fait son apparition. Censée utiliser beaucoup moins de pesticides, d’herbicides et d’insecticides, elle semblait jusqu’à maintenant plus responsable de l’environnement. Prestement, le greenwashing ou écoblanchiment[1]cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89coblanchiment des agroindustriels s’est emparé de ce marché qui lui échappait. En effet, derrière une grande partie des produits issus de l’agriculture biologique, se cache désormais un véritable business transformant une agriculture vertueuse au départ en industrie de masse. Les campagnes des grandes marques de supermarchés comme Carrefour mettent en avant l’élevage biologique partout. Pourtant, ce mode de production est entré, lui aussi, dans la globalisation. Les produits biologiques ne proviennent plus forcément de circuits courts, mais traversent l’ensemble de la planète pour se retrouver sur les différents étals. Le capitalisme vert a investi ce domaine qui a dégagé un chiffre d’affaires de près de 8,5 Mds d’euros en 2017. Le marché biologique est en pleine expansion malgré le prix parfois exorbitant de ses produits. Toutefois, il faut faire une différence entre un produit biologique venant de l’étranger et un produit issu des circuits courts. Le greenwashing ne peut cependant tout peindre en vert. Les importations vers la France se faisant par cargo ou par avion aux conséquences environnementales mortifères (cf. gazoil et kérosène), consommer ces marchandises bio là revient à marcher sur la tête.

Mais il y a un autre problème. Que cela soit dans l’agriculture intensive, industrielle ou biologique, l’exploitation des animaux ne change pas et demeure. Capitalisme et éthique sont difficilement conciliables. Nous savons tous désormais qu’une grande partie du dérèglement climatique est dû aux gaz à effet de serre. Or, l’élevage serait — selon les études[2]Cf. https://www.viande.info/elevage-viande-gaz-effet-serre — responsable d’au moins 15 % de ces émissions. Sans un changement alimentaire radical — extrêmement facile à mettre en place et sans grande restriction de nos libertés —, la température continuera d’augmenter de façon progressive ayant des incidences néfastes sur l’ensemble du globe. Le GIEC prévoit une augmentation de 2 à 6 °C avant la fin du siècle si nous ne changeons pas nos habitudes. Le régime alimentaire fait partie de ces habitudes. Au moment où la Chine accélère sa production de viande chaque année pour satisfaire l’appétit des classes moyennes, le changement de paradigme ne doit pas se faire uniquement à l’échelle d’un pays, mais bien à l’échelle mondiale. Cela permet de considérer que la lutte contre le spécisme n’est pas une lutte nationale au sein d’un seul pays, mais bien une lutte globale. Les antispécistes se doivent par conséquent d’être internationalistes puisqu’ils poursuivent le même but, quels que soient leurs pays respectifs.

Le fait de distinguer les êtres vivants entre les animaux d’une part et les êtres humains d’autre part sous-entend que les êtres humains ne sont pas des animaux. Dans les faits, l’Homo sapiens sapiens est un mammifère au même titre qu’une vache ou un singe. Certains antispécistes préfèrent utiliser un autre terme pour désigner les êtres animaux, ils parlent de « zoonimaux ». Il ne s’agit pas là de novlangue, mais d’un enrichissement de la langue déjà existante. Comment exprimer de nouvelles idées sans nouveaux mots pour les propager ? Ce sont les mots qui permettent de penser. Pour penser autrement, il faut donc créer un vocabulaire qui permette la diffusion de l’idée politique[3]Cf. https://boucherie-abolition.com/manifeste-pour-labolition-de-la-boucherie/. Dès lors, on comprend que la dialectique antispéciste ait besoin de ces nouveaux termes pour déconstruire le conditionnement spéciste de la société en les faisant entrer dans le langage populaire. Comme dans tout mouvement révolutionnaire, il existe une « avant-garde » antispéciste, des éclaireurs montrent la voie à suivre. Ce changement de paradigme peut sembler assez radical. Pourtant, originellement, les tout premiers hommes ne mangeaient pas de viande ou très occasionnellement de la charogne. Ils se nourrissaient essentiellement de baies, de racines, de végétaux glanés ici et là. Le temps passant et des outils ayant été créés et développés, ils ont petit à petit adopté un régime omnivore carné en chassant les autres animaux herbivores qui les entouraient, puis se sont mis à l’élevage.

Chaque année en France, près d’1,1 milliard d’animaux finissent leur vie dans les abattoirs. Il s’agit d’un chiffre très élevé. Près de 35 animaux sont tués chaque seconde. Les omnivores conventionnels et les flexitariens ne se rendent pas compte de la souffrance animale ou ne pas la voir les arrange. Les cages, les hangars, les enclos privent les animaux de leurs droits fondamentaux et de leur liberté. Ils sont prisonniers d’une industrie agroalimentaire ayant soif de profit et de sang. Ils sont percutés puis égorgés avant d’être débités en multiples morceaux. Aussi, le spécisme montre la mondialisation capitaliste organisée puisque les lieux d’abattage, de découpe et de conditionnement sont différents. Les organes des animaux sont vendus sur les différents marchés que ce soit dans des supermarchés ou chez des commerçants ou bien sont transformés pour devenir des saucisses, de la charcuterie ou des plats « cuisinés ». Des entreprises comme Charal font force publicités audiovisuelles pour inciter les consommateurs à se tourner vers leurs produits.

Une grande majorité de ce que l’agriculture produit est destinée à servir de nourriture aux différents élevages. Par exemple, il faut  environ sept kilogrammes de céréales et 15 000 litres d’eau pour produire un kilo de bœuf. On considère qu’en 2050, près de 50 % de l’agriculture sera destinée à l’élevage des animaux. Dans le même temps, 815 millions de personnes — les plus pauvres — souffrent de malnutrition et parmi elles 38 millions sont en détresse alimentaire grave. L’élevage est donc un pourvoyeur de famine.

Chez nous, une tradition — et non des moindres —, « la gastronomie à la  française » élevée au rang de patrimoine de l’Humanité depuis 2010 par l’UNESCO et fierté nationale, s’arc-boute sur le passé pour défendre vent debout le spécisme et ses horreurs. Au nom de plats tels que la blanquette de veau, les tripes à la mode de Caen, le coq au vin, etc., les amateurs de burgers, fish and chips, nems, sushis, nuggets, samoussas et autres curiosités culinaires venues d’ailleurs sont fermement opposés à ce que notre tradition gastronomique évolue… D’innombrables vies ne dépendraient pas d’un tel aveuglement que c’en serait risible !  Il semble que le Français moyen soit friand de nouveautés gourmandes lorsqu’elles viennent de loin. Mais pas question de changer quoi que ce soit à la cuisine traditionnelle qu’il consomme si peu, si l’on y regarde de plus près…  Pourtant, rien n’est impossible, les plats étrangers ont bien envahi notre culture, pourquoi pas ceux véganes ? Certains chefs, conscients de l’enjeu écologique et sensibilisés à la cause animale, élaborent de nouvelles recettes toutes plus savoureuses les unes que les autres. Des pâtisseries véganes ouvrent leurs portes un peu partout. De nombreux restaurants végétaliens s’installent au sein de l’Hexagone et  attirent des clients toujours plus nombreux. Les supermarchés créent des rayons véganes ou de multiples préparations végétales comme les « vromages » (fromages végétaux) sont vendues. Ce marché, en pleine expansion à l’échelle mondiale, est bien la preuve que quelque chose est en train de changer.

Les spécistes se plaignent d’une atteinte à leur liberté de choix en ce qui concerne leur « droit » à consommer de la viande. Mais, comme le dit si bien la maxime, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». Ont-ils seulement offert aux êtres animaux cette liberté de choisir entre la vie et la mort ? Il semble que non. Ce libre-choix à sens unique est typique du libéralisme. En n’accordant aucune considération aux zoonimaux, ils nient leur droit à la vie, droit fondamental s’il en est un. Il s’agit là de l’une des immenses contradictions des spécistes : faire subir aux autres animaux ce qu’il·elle·s ne voudraient pas qu’on leur fasse. Nombreux·euses sont les humain·e·s qui portent un amour inconditionnel à certains des autres animaux, les considérant comme de véritables membres de leur famille. Il·elle·s les défendent, les soignent, se soucient de leur confort avec la plus grande des compassions. Ces animaux chéris sont pleurés lors de leur mort. Pourtant, tous les jours, ces mêmes personnes se régalent du cadavre d’animaux ayant exactement les mêmes caractéristiques que leurs compagnons à quatre pattes, outre l’apparence. Ce comportement s’appelle la dissonance cognitive[4]Cf. https://www.psychologie-sociale.com/index.php/fr/theories/influence/6-la-theorie-de-la-dissonance-cognitive.

Au fil du temps, les campagnes antispécistes et leur message ont investi le champ médiatique. Le passage graduel au végétarisme et au végétalisme de plus en plus palpable dans les pays occidentaux en est un gage. Des personnalités comme Aymeric Caron, Aurélien Barrau, Frédéric Côté-Boudreau, Carl Saucier-Bouffard, François Jacquet, Valéry Giroux… éduquent l’opinion au travers d’écrits, d’interviews et de conférences où se retrouvent des centaines de personnes venues les écouter. Le soutien d’une majeure partie de la population est nécessaire pour pouvoir mener ce combat à son terme. C’est grâce à la loi et à la prise de conscience du plus grand nombre que ce que nous infligeons aux autres animaux est amoral que nous mettrons fin aux élevages, aux abattoirs et à la chasse. La lutte sera infiniment longue et cruelle — notamment pour tous les zoonimaux qui souffrent et meurent chaque jour —, mais la cause est juste, elle est éthique, elle est morale et, en plus, elle semble être notre seule option pour continuer de vivre sur cette planète en harmonie avec la nature.

References

References
1 cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89coblanchiment
2 Cf. https://www.viande.info/elevage-viande-gaz-effet-serre
3 Cf. https://boucherie-abolition.com/manifeste-pour-labolition-de-la-boucherie/
4 Cf. https://www.psychologie-sociale.com/index.php/fr/theories/influence/6-la-theorie-de-la-dissonance-cognitive
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